Thursday, July 12, 2018

Pianiste

Imagine, maintenant : un piano.
Les touches ont un début.
Et les touches ont une fin.
Toi, tu sais qu'il y en a quatre-vingt-huit, là-dessus personne peut te rouler.
Elles sont pas infinies, elles. ...
Mais toi, tu es infini, et sur ces touches, la musique que tu peux jouer elle est infinie.
Elles, elles sont quatre-vingt-huit.
Toi, tu es infini.
Voilà ce qui me plaît.
Ca, c'est quelque chose qu'on peut vivre. Mais si je monte sur cette passerelle et que devant moi se déroule un clavier de millions de touche, des millions, des millions et des milliards de touches, qui ne finissent jamais, et ce clavier-là, il est infini/
Et si ce clavier est infini, alors ...
Sur ce clavier-là, il n'y a aucune musique que tu puisses jouer.
Tu n'es pas assis sur le bon tabouret : ce piano-là, c'est Dieu qui y joue...

Nom d'un chien, mais tu les as seulement vues, ces rues ?
Rien qu'en rues, il y en avait des milliers, comment vous faites là-bas pour en choisir une ...
Pour choisir une femme ...
Une maison, une terre qui soit la vôtre, un paysage à regarder, une manière de mourir...
Tout ce monde, là...
Ce monde collé à toi, et tu ne sais même pas où il finit.
Jusqu'où il y en a...
Vous n'avez jamais peur, vous, d'exploser, rien que d'y penser, à toute cette énormité, rien que d'y penser ?
D'y vivre...

Moi, j'y suis né, sur ce bateau.
Et le monde y passait, mais par deux mille personnes à la fois.
Et des désirs, il y en avait aussi, mais pas plus que ce qui pouvait tenir entre la proue et la poupe.
Tu jouais ton bonheur, sur un clavier qui n'était pas infini.
C'est ça que j'ai appris, moi.
La terre, c'est un bateau trop grand pour moi. C'est un trop long voyage.
Une femme trop belle.
Un parfum trop fort.
Une musique que je ne sais pas jouer.
Pardonnez-moi.
Mais je ne descendrai pas.



Pianiste de Alessandro Baricco

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